Se sentir en sécurité est aussi important que de pouvoir se nourrir : l’impact du Coronavirus en Haiti
Il existe d'innombrables façons de dépenser les 75 dollars que le Programme alimentaire mondial (PAM) des Nations unies distribue aux familles du village de la Grande Rivière. Chacune a le pouvoir d'aider les gens à se sentir en sécurité pendant la pandémie.
Par Antoine Vallas
Le village de Grande Rivière du Nord doit son nom au ruisseau qui le scinde en deux rivages. Mais au cours des deux dernières années, marquées par de faibles précipitations, la plupart des récoltes ont été perdues. Aujourd'hui, face au COVID-19, les familles sont les premières victimes d'un ralentissement de l'activité économique, des restrictions de déplacement ainsi que d'une forte hausse du prix des denrées alimentaires et des produits de première nécessité.
De loin le pays le plus pauvre de l'Amérique latine et des Caraïbes, Haïti a été frappé à maintes reprises par des catastrophes et des phénomènes météorologiques extrêmes au cours des dix dernières années. Aujourd'hui, le pays est plongé dans une crise économique et sociale prolongée. Près de 40% de la population (4,1 millions de personnes) fait face à de l'insécurité alimentaire ou à l'inquiétude quotidienne de trouver suffisamment à manger. Etant donné que le nombre de personnes souffrant de la faim dans la région pourrait tripler à cause de la pandémie de COVID-19, on estime que près de 1,6 millions d'Haïtiens pourraient gravement souffrir de la faim : en sautant des repas, en vendant leurs biens pour survivre ou souffrant de malnutrition.
En cette période particulièrement difficile, le PAM soutient les habitants de la Grande Rivière du Nord en distribuant une aide financière provenant de l'Union européenne afin de se procurer ce dont ils ont le plus besoin.
Six résidentes expliquent ce que cette aide signifie pour elles.
Gracelene
Aujourd'hui, Gracelene s'est réveillée à l'aube et est passée devant les champs où elle ramasse souvent des feuilles et des herbes pour les vendre dans la rue. Elle se rend au site de distribution d'argent du PAM, où elle recevra 8 000 gourdes (75 dollars US) pour la troisième fois en trois mois.
« Avant de recevoir cette aide, nous mangions tout ce que nous trouvions ».
Lors de la distribution du PAM, des milliers de villageois se réunissent sur un site scolaire réaménagé pour l'occasion avec des postes de lavage des mains, des cercles de craie épais pour marquer la distance sociale, et avec des boîtes de masques colorés distribués à tous les participants.
En gardant sa distance de sécurité dans l'une des files d'attente, Gracelene attend patiemment son aide financière. « Avant de recevoir cette aide, nous mangions tout ce que nous trouvions, dit-elle. Des bananes, des arachides, un peu de riz et des œufs de temps en temps. Nous sautions souvent les repas, parfois nous ne mangions pas pendant deux jours d'affilée ».
Ayant grandi en tant qu'orpheline, Gracelene craint que ses trois enfants, âgés de 6, 14 et 15 ans soient confrontés au même stress que lorsqu'elle était enfant. Avant les fermetures liées au COVID-19, ils fréquentaient l'école nationale du village où ils recevaient chaque jour un repas chaud du PAM. Maintenant, ils sont chez eux et Gracelene doit préparer chaque repas.
« Avec tout ce qui se passe, je me sens plus en sécurité en sachant que je peux emmener mes enfants à l'hôpital ».
Le prix des aliments de base ayant augmenté de 25 % en un an, il est devenu cher d'en acheter sur le marché local. Juste après avoir reçu l'argent du PAM, Gracelene achète donc en grande quantité, ce qui lui permet d'obtenir le prix le plus bas. De cette manière, elle met de côté 1 000 gourdes (9 dollars) pour acheter des médicaments ou se rendre à l'hôpital.
Irana
Lorsqu'on lui demande son âge, Irana répond qu'elle ne l'a jamais su. Mais elle a appris qu'elle était née sous le président Vincent, qui a dirigé le pays entre 1930 et 1941 — ce qui signifie qu'elle ne peut pas avoir moins de 80 ans.
Irana a perdu deux de ses quatre enfants. Un seul avait un emploi et était capable de subvenir aux besoins de la famille. Il est décédé il y a trois ans. Les deux qui sont encore en vie ont récemment fait la manche dans les rues du village pour obtenir un peu d'argent pour acheter de la nourriture.
Irana explique qu'elle tenait un petit étal au marché. Etant désormais handicapée, elle ne peut plus travailler depuis des années. Elle vit avec son petit-fils de 13 ans, qui l'a aidée à se rendre sur le site de distribution.
Irana utilisera les 75 dollars du PAM pour acheter du riz, des petits pois, des haricots, des épinards et un poulet. Elle est heureuse de pouvoir manger de la viande pour la première fois depuis des semaines.
Claudette
Claudette a 60 ans et est mère de trois enfants. Elle est sans emploi et s'occupe de son petit-fils, Cavenley, qui a perdu ses deux parents.
« Certains jours nous aurons de la viande et du riz, et d'autres non. Je ne peux pas laisser mon petit-fils s'habituer aux meilleurs aliments ».
Craignant que l'aide financière ne s'arrête, Claudette investit dans cinq poulets qui vont bientôt pondre des œufs. Elle a également pu acheter des casseroles pour faire cuire le riz, les épinards et la viande qu'elle a trouvés au marché. Ainsi, elle pourra préparer des plats chauds pour son garçon.
Interrogée sur la nourriture préférée de son petit-fils, Claudette dit qu'elle ne le laissera pas avoir une préférence. « Certains jours nous aurons de la viande et du riz, et d'autres non. Je ne peux pas le laisser s'habituer aux meilleurs aliments ».
Modeline
À 22 ans, Modeline est mère de trois enfants de moins de 5 ans. Ces derniers mois, elle a tout fait pour trouver de la nourriture en faisant la lessive pour ses voisins et en vendant de l'eau. Elle a été très prudente avec l'argent qu'elle a reçu du PAM et a réussi à économiser suffisamment pour acheter une chèvre pour environ 35 dollars. Elle espère que le fait de posséder une deuxième chèvre lui apportera plus de sécurité.
Lunise
Lunise a 27 ans et vit seule avec ses quatre enfants. Avec l'argent du PAM, elle a acheté de la nourriture pour la semaine. Mais elle a aussi acheté des savons pour se laver les mains et pour approvisionner son petit étal de produits de nettoyage, ce qui peut lui rapporter environ 26 dollars sur une semaine. « Les gens n'arrêtent pas de parler du coronavirus, c'est assez effrayant. J'espère que nous aurons des temps meilleurs », dit-elle. L'ambition de Lunise est d'investir dans sa petite entreprise, de manger régulièrement et de ne pas dépendre d'une aide financière pour s'en sortir.
Lumanie
Lumanie a 75 ans. Après la mort de son mari, elle s'est occupée de six enfants. Malgré son âge, Lumanie doit tenir un stand au marché pour vendre des bananes et du plantain. Malheureusement, elle voit de moins en moins de gens s'y arrêter. Son fils unique, qui pourrait faire vivre la famille, travaille comme conducteur de moto, mais il a lui aussi eu moins de passagers.
« Je pouvais à peine me permettre de manger, mais ensuite j'ai eu peur que notre toit ne s'effondre ».
Parce qu'elle a dû utiliser la plus grande partie de son modeste revenu pour payer la nourriture de sa famille, Lumanie regrette de ne pas avoir pu entretenir leur maison « Je pouvais à peine me permettre de manger, mais ensuite j'ai eu peur que notre toit ne s'effondre », dit-elle.
Le soutien du PAM l'a aidée à traverser cette épreuve. Elle a utilisé 15 dollars pour boucher certaines fissures avec du ciment, et maintenant elle dort en toute sécurité.
Les distributions d'argent du PAM dans le nord d'Haïti sont généreusement financées par la Direction de la protection civile et de l'aide humanitaire de l'Union européenne (ECHO).