"Invisible et inouï" : Haïti fait face à la faim, aux gangs et aux extrêmes climatiques
"La crise alimentaire en Haïti est invisible, inouïe et non résolue", a déclaré la directrice exécutive du Programme alimentaire mondial (PAM), Cindy McCain, qui s'est rendue dans le pays en juin.
"La violence et les chocs climatiques font la une des journaux, mais nous entendons moins parler des 4,9 millions d’Haïtiens qui luttent quotidiennement pour manger", a-t-elle ajouté.
"Par habitant, la proportion d’Haïtiens confrontés à une insécurité alimentaire d’urgence est la deuxième plus élevée au monde – nous ne pouvons pas les abandonner."
Jean-Martin Bauer, directeur pays du PAM pour Haïti, confirme : "quelque chose ne va vraiment pas", dit-il.
"Il y a de jeunes enfants dans les hôpitaux des Gonaïves et de Port-au-Prince qui souffrent de malnutrition, et puis il y a ces montagnes de nourriture que nous ne pouvons pas sortir des zones hautement productives à cause de l’insécurité."
Aujourd’hui, la violence et le contrôle des gangs urbains s’étendent aux zones rurales. S'exprimant depuis Port-au-Prince, Bauer se souvient d'une récente visite dans la province de l'Artibonite, "une région de riches terres agricoles" au nord-est qui vend des fruits au reste du pays.
"J'ai rencontré des gens qui ne peuvent pas se rendre au marché de peur d'être volés, kidnappés et battus," dit-il. "Nous avons rencontré un groupe de femmes qui avaient été kidnappées alors qu’elles se rendaient au marché avec de la nourriture à vendre."
"Elles s'étaient fait voler tous leurs biens, leur argent, et ont été détenues pendant des jours." L'une d'elles a été violée. "Il y a tout ce traumatisme dans ces zones (de production alimentaire) à cause de l’insécurité omniprésente. Ceux qui pourraient nourrir ce pays, les agriculteurs, les commerçantes, se cachent chez eux."
Bauer a visité une ferme de mangues. "Une des personnes sur place m’a dit qu’il y a deux ans, quand les choses étaient relativement normales, on pouvait vendre un sac de mangues pour 500 gourdes. Cela représente environ 3,5 $ US par sac".
"Cette année, ils ne sont même pas en mesure de vendre leurs mangues, car les gens ne prendront pas le risque d’envoyer leurs camions sur les routes pour les récupérer car ils risquent d'être attaqués, rançonnés ou rackettés."
Malgré les défis quotidiens, Bauer souhaite que le PAM investisse en faveur de l’autonomisation des populations sur des années, voire des décennies. "Cette année, nous avons pu doubler notre programme de repas scolaires produits localement, en travaillant avec des organisations locales", dit-il. "Nous devons nous assurer de ne pas nous concentrer uniquement sur le moment présent, mais d’essayer de renforcer les capacités à plus long terme."
"Si l’on considère les besoins humanitaires de ce pays, la nourriture constitue une composante importante, mais elle ne fait pas tout : il faut une réponse multisectorielle", ajoute-t-il.
Ces derniers mois, des groupes d'autodéfense se sont formés dans la capitale, et des membres présumés de gangs ont été brûlés vifs dans la rue.
"C’est l’anarchie. Le tissu social de ce pays a été réduit en miettes. Les voisins ne se font plus confiance entre eux. Il y a de l’agression, de la violence et les gens font tout ce qu’ils peuvent pour se protéger," explique Bauer.
Bien qu’il vive au cœur de la situation, Bauer parvient à rester optimiste : "L’aide humanitaire est actuellement l’un des rares facteurs de stabilisation en Haïti. À un moment donné, cela s’améliorera, les choses se calmeront. Nous devons nous assurer que ces organisations locales de base, les ONG locales avec lesquelles nous travaillons, soient capables de redémarrer et que les investissements dont le pays a besoin arrivent."
Aux problèmes d’Haïti s’ajoutent les conditions météorologiques extrêmes. Les fortes pluies du 3 juin ont fait 51 morts et détruit 34 000 maisons, affectant la vie de 200 000 personnes – un début peu propice pour la saison des ouragans dans les Caraïbes, qui s'étend du 1er juin au 30 novembre de chaque année.
Bauer a visité une communauté touchée par les inondations à Rivière-de-Henne dans le département du Nord-Ouest.
"Les personnes rencontrées avaient perdu toutes leurs affaires, elles faisaient sécher leurs matelas au soleil – deux enfants étaient morts. Ils avaient perdu leurs récoltes, leur bétail. Ils nous ont dit que c’était pire que ce qu’ils avaient vécu lors de l’ouragan Matthew en 2016."
Quelques jours plus tard, le 6 juin, un séisme de magnitude 4,9 a frappé la ville de Jérémie et ses environs, tuant quatre personnes et en blessant 36 autres.
Il y a actuellement 1,8 million de personnes au bord de l’IPC5 – "catastrophe" selon le cadre intégré de la classification de l'insécurité alimentaire (IPC) – en Haïti. Le PAM a atteint 1,7 million en 2022. Jusqu’à présent cette année, le PAM a soutenu près de 1,4 million.
L'organisation a désespérément besoin de 122,9 millions de dollars au cours des six prochains mois pour que ces personnes soient enfin vues et entendues alors que les 317 employés du PAM en Haïti fournissent une aide alimentaire et nutritionnelle essentielle.