La descente aux enfers
"Serre-moi dans tes bras, Orphée. Serre-moi fort." Au milieu de la pire crise humanitaire du monde, les échos de la tragédie grecque hantent le directeur de l'unité vidéo du Programme alimentaire mondial (PAM).
Par Jonathan Dumont — traduit de l'anglais.
Safia est assise dans un hôpital à Hajjah, l'une des régions du Yémen les plus touchées par la faim. Elle tient son bébé Mouaid de 18 mois, dans ses bras. Ce n'est pas la première fois qu'elle vient ici. Il y a quelques semaines, sa fille Worood — "Fleurs" en français -, âgée de 4 ans, a commencé à souffrir de malnutrition sévère. Elle l'a amenée à l'hôpital où elle s'est suffisamment rétablie pour pouvoir partir. Mais quelques jours après son retour à la maison, Worood est victime d'une rechute, et meurt.
Au Yémen, de nos jours, on voit des foules de femmes en robe noire terrifiées serrer leurs enfants affamés dans leurs bras. Elles traversent et retraversent les lignes de front pour atteindre les hôpitaux dans des villes déchirées, barricadées et assiégées comme Hodeidah. Elles sont étendues à côté d'eux dans de petites cliniques rurales, épuisées par la traversée des montagnes. Elles transportent leurs êtres chers entre la vie et la mort, comme l'Orphée de la mythologie grecque alors qu'il se rend dans le monde souterrain pour récupérer son Eurydice bien-aimée — pour ensuite la voir s'éloigner dans les ténèbres. Le désespoir de l'amour perdu à jamais.
C'est l'époque où la faim et les conflits se nourrissent l'un de l'autre. Cette alchimie malsaine alimente les trafiquants d'armes et les hommes aux idéologies déchues tout en empoisonnant les enfants et les mères.
Face à cela, nous, au Programme alimentaire mondial (PAM), essayons d'utiliser la nourriture comme une arme de paix au milieu des combats.
Caméra en main, je me rends fréquemment dans des endroits déchirés par les combats comme le nord-est du Nigeria, la République démocratique du Congo, le Sud-Soudan et le Yémen, essayant d'apporter les histoires des gens qui y vivent à ceux qui peuvent les aider — peut-être même vous.
Au fil des années, d'abord en tant que journaliste et presque aussi longtemps avec le PAM, je me suis senti coupable. Coupable d'avoir pu voyager et rencontrer des gens désespérés et oubliés dans les coins les plus sombres de la planète, puis de repartir. De quel droit puis-je regarder dans l'enfer de ces gens et être ensuite autorisé à retourner à ma vie confortable ? Pire encore, j'ai parfois peur qu'à force d'entendre les mêmes histoires tragiques tant de fois et dans tant d'endroits différents elles ne m'émeuvent plus. Si je ne peux pas ressentir la douleur et le désespoir des gens que nous essayons d'aider, comment diable puis-je vous aider à vous en soucier ? Alors je reste éveillé la nuit, tourmenté par la honte de ne pas pleurer.
De retour à l'hôpital, Safia vit à nouveau le pire cauchemar d'une mère et s'accroche à Mouaid, qui doit maintenant faire face au même sort que sa sœur. Sa voix tremble alors qu'elle le berce dans ses bras, terrorisée à l'idée que son dernier enfant puisse s'en aller à son tour.
Lorsque l'infirmière me l'explique, je suis submergé par le désespoir. J'arrête de filmer et je regarde son visage. Bien qu'il soit couvert d'un niqab, je regarde ses yeux, son regard. J'essaie d'aller au-delà du vide qui nous sépare — d'entrer en contact, de compatir, de partager sa douleur, de ressentir quelque chose d'elle. On dit que les yeux sont les fenêtres de l'âme, mais je ne reçois rien. Juste le vide.
Quatre années de guerre ont laissé la moitié des enfants du Yémen en retard de croissance. Ce retard affecte de façon irréversible la croissance et le développement du cerveau de l'enfant. Cette nouvelle génération — celle dont le Yémen va dépendre pour se reconstruire — est condamnée à être improductive. Une génération perdue à cause de la faim dans un pays qui ne peut se permettre de perdre le peu qu'il lui reste.
Et pourtant, le rêve persiste.
Nadine, dont la famille a fui les combats dans la ville portuaire assiégée de Hodeidah, vit maintenant dans les montagnes près de Hajjah. Ses camarades de classe d'Hodeidah, maintenant éparpillés dans tout le pays, lui manquent. La plage aussi…
Quand je lui demande ce qu'elle veut être quand elle sera grande, sa réponse est "un médecin". Tous les enfants yéménites à qui j'ai posé cette question ont dit la même chose. Guérir et reconstruire malgré les difficultés — S'accrocher obstinément à l'espoir, résister courageusement au destin misérable d'Orphée.
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