Commentaire : Haïti ne peut pas construire la paix l’estomac vide
En temps normal, la Route Nationale 2 aurait été encombrée de camions et d’autobus aux couleurs vives, reliant les principaux ports maritimes de la capitale haïtienne au sud du pays. L'autoroute serpente depuis la baie de Port-au-Prince le long de la côte, une artère essentielle pour le transport de produits tels que du carburant, de l'huile de cuisson, des plantains, du riz et de l'eau en bouteille purifiée.
Mais nous sommes loin de la normale. Depuis plus de trois ans, des groupes armés contrôlent la sortie sud de Port-au-Prince. En janvier, de nouveaux barrages routiers ont été installés plus loin. Le flux de camions s’est arrêté. Dans la péninsule méridionale, le carburant est rare et le coût d'un panier alimentaire a bondi de près d'un quart en un mois.
J'ai rencontré des agriculteurs à Arbonite qui ont été forcés de laisser pourrir leurs récoltes dans les champs à cause des criminels qui bloquaient les routes commerciales.
Le blocus de la capitale souligne un problème plus profond. Chaque semaine, de nouvelles attaques de groupes armés, notamment des meurtres et des agressions sexuelles, déclenchent de nouvelles vagues de déplacements.
Plus de 300 000 personnes ont fui leurs foyers pour chercher refuge dans les écoles, les chantiers de construction et les cimetières.
Dans mon travail avec le Programme alimentaire mondial (PAM) en Haïti au cours des deux dernières années, j'ai vu comment des gangs en guerre dans le quartier pauvre de Cité Soleil à Port-au-Prince ont construit d'immenses murs de béton divisant le territoire, pendant que les habitants piégés à l'intérieur parssaient des jours entiers sans nourriture.
J’ai rencontré des agriculteurs du département de l’Artibonite, au centre d’Haïti, obligés de laisser pourrir leurs récoltes dans les champs à cause des criminels qui bloquaient les routes commerciales.
À quelques minutes en voiture, des mères et leurs enfants affamés sont refoulés des services de pédiatrie surpeuplés.
La situation est désastreuse. Plus de 4 millions d'Haïtiens, soit près de la moitié de la population, souffrent de faim aiguë alors que la violence qui sévit dans le pays entrave la capacité des humanitaires à atteindre ceux qui en ont besoin.
S’attaquer à la situation sécuritaire est crucial – mais cela ne suffit pas. En fournissant de la nourriture, nous apportons également de l’espoir.
Le travail du PAM en Haïti montre à quel point la nourriture a le pouvoir d'offrir un sentiment de possibilités aux communautés en difficulté. L'année dernière, par exemple, après des mois de négociations avec les autorités locales pour obtenir l'accès nous avons fourni des rations alimentaires comprenant du riz et des haricots locaux à plus de 15 000 personnes dans le centre d'Haïti, isolé depuis des mois à cause des activités des gangs.
Veiller à ce que les petits exploitants agricoles d’Haïti puissent prospérer est également essentiel pour garantir la sécurité alimentaire du pays. Nous travaillons actuellement avec plus de 4 000 producteurs, dont les récoltes fournissent environ la moitié des repas scolaires que nous fournissons à
420 000 écoliers.
Notre objectif est de s'approvisionner à 100 % auprès d'agriculteurs locaux pour les repas scolaires.
Grâce à ce dispositif, les agriculteurs disposent d’un marché sécurisé pour vendre leurs produits à un prix équitable, tout en contribuant au développement du capital humain du pays.
Comme le dit l’un de nos agriculteurs participants, il s’agit d’une production nationale au service du pays. Conformément à la politique du gouvernement en matière de repas scolaires, notre objectif est de s'approvisionner à 100 % auprès d'agriculteurs locaux pour les repas scolaires d’ici 2030.
Une fois les conditions stabilisées, nous envisageons de transférer le projet au gouvernement.
Même s’il y a de l’espoir et des promesses, il reste encore beaucoup à faire. Les niveaux de financement du PAM en Haïti sont sombres. Nous sommes confrontés à un déficit qui dépasse 104 millions de dollars pour les six prochains mois, à mesure que les besoins augmentent.
À l’heure où l’actualité internationale regorge de crises multiples, nous ne devons pas permettre qu’Haïti soit oublié. Il existe une opportunité de répondre à la crise de la faim dans le pays, non seulement en fournissant de la nourriture aux plus vulnérables, mais également en soutenant les agriculteurs et en renforçant les systèmes alimentaires locaux.
Les conflits sont complexes, mais l’impératif moral de garantir que les civils soient nourris devrait être assez simple. Nous l'ignorons à nos risques et périls.
Jean-Martin Bauer est directeur pays du Programme alimentaire mondial en Haïti