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Cœur humanitaire

Le parcours extraordinaire de Nenad Grkovic, ancien bénéficiaire de l'aide du Programme alimentaire mondial, qui travaille maintenant à sauver et à changer des vies grâce à des solutions logistiques innovantes.
, WFP (PAM)

Par Sharon Rapose, traduit de l'anglais

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Parmi ses missions variées, Nenad a été affecté en Serbie avec l'UNDAC (UN Disaster Assessment & Coordination).

"Je suis un bénéficiaire qui a survécu à une guerre. Cela me rend plus résistant dans mon travail."

A Bagdad, Nenad était mon voisin d'en face, avec qui je partageais mon pain fait-maison et la limonade fraîche dont seul lui a le secret. Avec son penchant pour la musique serbe des années 90 et mon obsession à trouver la tranquillité d'esprit, nous n'étions pas vraiment faits pour nous entendre en tant que collègues et encore moins en tant que voisins. Mais d'une certaine manière, ça a marché. J'ai utilisé des bouchons d'oreille et il savait quelle était la bonne approche quand j'étais débordée. "Détends-toi", disait-il en me faisant asseoir dehors sur la chaise en plastique. Je l'entendais ensuite couper des agrumes en tranches et les presser pour en faire des jus.

C'est après plusieurs mois — qui ont semblé être des années, mais le temps passe d'une manière étrange quand on vit et travaille ensemble dans une bulle de Bagdad — qu'il a commencé à se dévoiler au-delà des discussions habituelles sur le travail dans l'ancienne Green Zone.

"Nous devions partir, ou nous aurions été tués."

Ce grand géant sympathique aux yeux perçants est un Serbe qui a grandi à Pristina, au Kosovo. C'était en 1999. Mais du jour au lendemain, tout a changé. Deux communautés sont devenues ennemies. "Je venais d'obtenir un contrat dans une centrale électrique, en tant que jeune ingénieur", se souvient-il. "Je suis passé devant la station-service, et il y avait cette énorme file de voitures. Ma sœur m'a dit que la guerre avait commencé." C'était comme une scène de film.

"Nous devions partir, sinon nous aurions été tués. Nos proches sont morts en étant torturés par la faim et la soif. Le fait que vous perdiez presque tout… Ma femme, mes enfants, ma mère, mon père, mes sœurs ont survécu. Pour cela, je suis plus que reconnaissant. Mais nous sommes devenus des sans-abris et nous sommes donc partis à Belgrade."

Nenad et sa famille sont devenus des personnes déplacées à l'intérieur de leur propre pays. Ils se sont enregistrés auprès du PAM et du HCR, qui leur ont fourni une aide alimentaire et des kits d'abris. "La nourriture, c'est ça qui nous a sauvé", dit-il.

"Nous avons vendu notre appartement à 30% de sa valeur et nous avons utilisé l'argent pour payer une partie du nouvel appartement. Nous étions 12 dans 80 mètres carrés, à dormir par terre sur des tapis récupérés. Nous les avons gardés pendant très, très longtemps. Mais il faisait toujours si froid. Nous n'avions pas de lit, pas de fourchettes, pas de couteaux. Nous avons eu une fourchette en plastique et je me souviens que notre plaque chauffante l'a fait fondre !" Il éclate de rire, mais on sent bien que ce n'était pas si drôle à l'époque.

Je demande comment il s'en est sorti, ce qui a changé : "J'ai fini par trouver du travail : serveur, assistant dans une boutique de vêtements pour femmes, barman." Mathématicien de formation, il était reconnaissant de travailler à nouveau, et il travaillait dur.

Mais l'ingénierie ou la logistique restait son objectif. "Je me suis créé une adresse e-mail et j'ai postulé au PAM, mais je n'ai pas eu le poste." Il a d'abord travaillé pour le Conseil danois pour les réfugiés, où il a acquis une bonne expérience. Plutôt qu'accepter une promotion, il s'est inscrit sur la liste des réservistes d'urgence du PAM, acceptant un rôle logistique en Afghanistan. "Au début, je pensais gérer la flotte à Kaboul, mais ça a fini par être dans le pays tout entier."

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Nenad et ses collègues au Soudan du Sud, qui lui est si cher. Photo : PAM

C'est le Nenad que j'ai appris à connaître, nonchalant, qui considère qu'aucune tâche n'est trop grande et que tout défi est à relever. Pendant ses trois années passées en Afghanistan, les locaux où ils se trouvait ont été attaqués au mortier, faisant la une des journaux internationaux. Il a également survécu à des explosions rapprochées en allant au travail. Pourtant, il minimise le risque sécuritaire : "Oui, nous nous sommes préparés trois fois à être évacués. Mais nous avions une équipe incroyable. Nous avons fourni une assistance à 99% des personnes touchées par la crise, et nous avons construit la flotte nécessaire pour aider à sauver des vies."

"Derrière tout notre travail de logistique, il y a des calculs. Si vous les faites correctement, vous atteignez votre objectif."

Il a ensuite travaillé sur la réponse d'urgence au tremblement de terre de 2005 au Pakistan. "En 48 heures, nous avons eu 150 camions d'aide alimentaire et non alimentaire pour les gens qui avaient tout perdu." Alors qu'il me parle de cette autre mission, il s'arrête, sans doute pour se souvenir de sa propre expérience.

Nenad est devenu l'homme qu'on appelle quand on veut que les choses soient faites, mais aussi quand on veut rationaliser et faire des économies — ce que le PAM privilégie dans tous ses projets. "Derrière tout notre travail de logistique, il y a des calculs. Si vous les faites correctement, vous atteignez votre objectif."

Bien qu'il mette en avant les mathématiques, il est bien plus qu'un homme de chiffres. Selon lui, sa femme est le pilier de leur famille : elle a élevé leurs quatre enfants pendant que Nenad était en mission à Bagdad, par exemple. Quand je lui dis qu'elle doit être une "superwoman", il acquiesce tranquillement. C'est difficile d'être séparé, mais son soutien constant lui a permis de se concentrer sur la résolution de problèmes lorsqu'il était en mission et sur le développement de relations de travail productives.

"Écouter signifie : qu'est-ce que vos partenaires attendent de vous, pour pouvoir vous aider ?"

"Partout où je vais, le Soudan où j'ai pu emmener ma famille, le Soudan du Sud où je n'ai pas pu, le Yémen où j'ai multiplié les livraisons : j'ai écouté, et j'ai noué des relations durables. Écouter signifie : qu'est-ce que vos partenaires attendent de vous, pour pouvoir aussi vous aider ? Et comment trouver la manière de remplir ses missions, tout en mettant les gens au cœur de votre travail, et sans les compromettre ou vous compromettre vous-même ?"

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Nenad (à gauche) a remporté trois fois le Prix de la gestion des transports pour le PAM. Photo : PAM

"Au Darfour, j'ai établi une excellente relation avec la MINUAD [la Mission des Nations Unies et de l'Union africaine au Darfour]", se souvient-il. Il a créé un système novateur pour suivre la nourriture lorsqu'elle est en route vers les personnes bénéficiaires. "C'est là que nous avons gagné pour la première fois le Prix de la gestion des transports." Il convient de mentionner que le PAM a remporté ce prix trois fois. Et c'est en réalité Nenad qui l'a remporté pour le PAM à chaque fois, en mettant constamment en avant les personnes que le PAM a aidées.

"Je me souviens que c'était fin 2013, et qu'il y avait 29 000 tonnes de nourriture à El Obaid qui devaient atteindre Nyala et El Geneina. Nous avons suivi de près la situation et nous avons appris que les forces s'étaient déplacées vers le nord. J'ai demandé à un collègue de confiance de déplacer 1 000 tonnes à titre d'essai. En une semaine, nous avons tout amené à Nyala".

"Puis, immédiatement après que le conflit ait éclaté, les gens se sont retrouvés à la frontière du Soudan du Sud. C'était la veille du Nouvel An, nous étions seulement deux au bureau. Il y avait tous ces éléments changeants et compliqués, mais on a eu la nourriture à temps."

"Notre travail ne concerne jamais des millions de personnes. C'est plutôt une personne que vous voulez aider."

C'est ça. Peu importe les chiffres — 29 000 tonnes me parait énorme — ce qui m'intéresse, ce sont les gens qui ont eu de la nourriture pour la nouvelle année. "Notre travail ne concerne jamais des millions de personnes. C'est plutôt une personne que vous voulez aider." Nenad est peut-être humble, mais son travail a eu un impact sur des millions de vies.

L'expertise de Nenad s'étend à la chaîne d'approvisionnement : en Irak, il a travaillé sur la transition après la crise de Mossoul, notamment pour passer de l'aide alimentaire à l'aide en espèces. Le PAM est le plus important organisme de transfert de fonds par téléphone portable en Irak et a joué un rôle clé dans le développement du secteur, prévoyant de fournir 100 % de son aide dans le pays en espèces à partir de début 2020.

Mais c'est peut-être la flotte qui est à l'origine de sa plus grande innovation. C'est le besoin récurrent de traverser les rivières lors de missions au Malawi et au Népal qui a donné l'idée à Nenad de créer les SHERP amphibies : ces véhicules tout-terrain qui ressemblent à des Micro Machines Big Wheels.

"Le SHERP peut flotter et même franchir des obstacles, jusqu'à un mètre de haut !" En me disant cela, il me montre une vidéo sur son téléphone. C'est plutôt cool. Nenad l'a testé pour la première fois au Soudan du Sud et a remporté le troisième prix du « Fleet Forum » pour le PAM cette année.

"Naturellement, le transport aérien est coûteux, parfois il n'y a pas d'autre solution. Mais pensez à l'impact environnemental. Cette innovation a permis au PAM d'économiser 1,7 million de dollars, en cinq semaines."

Mais encore une fois, que représentent ces millions ? On a l'impression que tout se résume aux gens que Nenad porte dans son cœur depuis ces jours de froid à Belgrade, alors qu'il mangeait avec une fourchette en plastique à moitié fondue.

"Partout où je suis allé, j'ai fait de mon mieux pour le PAM et pour les gens pour qui nous travaillons. Et chaque fois qu'il fallait faire quelque chose de différent, je me battais pour ce qui était juste."

Encore une fois, pour les gens.

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